L’ENFANT, CET INFINI
CHIFFRES ARABES
Au début ce fut un projet ordinaire, un de ceux que Mayo réalise avec des enfants depuis trente ans. Des tentatives opiniâtres pour persuader les enseignants de lui confier leurs classes. De les convaincre d’avoir foi en la capacité incommensurable des enfants. De reconnaître leur impérieux besoin du savoir et de l’indispensable harmonie de son assimilation. Car la sensation de beauté et d’harmonie se produit lorsque les rapports entre les formes, les grandeurs, les sons, les mots s’accordent. Lorsque les faits, les idées, les pensées engendrent une image cohérente du monde. Lorsque soudain la compréhension des choses jaillit à travers les mots. Le carré est harmonie. Et de la même manière que l’intervalle de trois tons et demi entre deux sons ou le nombre d’or véhiculent une sensation d’harmonie et de paix intérieure, le tissage du savoir que nous possédons sur l’univers en un édifice cohérent crée un sentiment de plénitude et de sérénité. Elle sait que les outils de pensée de l’enfant sont à construire et que la clé de ce travail est l’initiation symétrique des tous premiers éléments du savoir. Elle aspire à l’harmonie des quatre parties de la fugue à quatre voix en ut majeur de Bach. Elle a en elle la passion de l’apprentissage des connaissances. Le désir d’enseigner avec de l’innocence, procéder à l’apprentissage sans la moindre ironie, cynisme, sarcasme, suffisance, moquerie. De la retenue et du respect pour l’enfant. Prendre sa main dans la sienne et déchiffrer le monde ensemble. Son secret est : la rigueur. Mayo sait que la précision absolue est réduite à ses propres limites. Mais lors de la Veillée – ce feu d’artifice d’étoiles dans lequel les enfants entraînent les parents et où fusent les affirmations, les avis, les idées, les arguments, les déclarations, les hésitations, les questions et les réponses – elle refuse toute approximation, exigeant la précision ultime.
Et pour que l’apprentissage des connaissances soit valable, la transmission du savoir doit être organisée à la perfection. Une symphonie de mots où chaque phrase prononcée complète la précédente, l’élargit et ouvre à l’enfant un grand ciel clair. Laisser l’enfant poser toutes les questions qu’il a envie de poser. Accepter de dire : je ne sais pas. Définir chaque notion évoquée. Permettre à l’enfant de découvrir les choses par lui-même chaque fois qu’il le peut, et alors il ne les oubliera jamais. Lui apprendre à réfléchir et à déduire. Lui faire cadeau de la liberté et de la foi en lui-même. S’efforcer d’accomplir jusqu’au bout ce travail de Sisyphe : réussir le passage entre les qualités innées et l’aptitude de l’enfant, de tout enfant, au calcul, à l’évaluation et à la logique vers le langage écrit et le langage mathématique. François Jacob dit que l’homme est génétiquement programmé : programmé pour apprendre.
Cette fois l’aventure fut exceptionnelle et l’excitation était à son comble. Les deux classes qui se sont retrouvées dans la grande salle du Lycée en Forêt de Montargis étaient très spéciales : une classe d’enfants palestiniens de Bethléem et une classe d’enfants israéliens de Jérusalem. Le seul et unique obstacle, mais de taille, auquel ils devaient faire face fut l’absence de langue commune. La langue est toujours la cause de toutes les difficultés humaines. Mayo savait qu’une fois cet obstacle levé, le projet se réaliserait. La langue commune fut trouvée : c’était le français. L’Union Européenne a rendu possible le séjour de deux semaines des enfants dans l’internat en la forêt de Montargis et le voyage des parents pour assister à la Veillée finale. Les préparatifs se sont ainsi déroulés comme d’habitude et la vie en commun a permis le partage de l’apprentissage en cette tranche de vie de leur enfance. Les discussions, les livres, les ordinateurs et les accessoires mis à la disposition des enfants ont créé une fermentation intellectuelle qui a libéré la curiosité, le désir de la découverte, le plaisir du savoir. Mayo connaissait le nom et le prénom de chaque enfant, son âge, les prénoms de leurs parents, son histoire personnelle, ses occupations favorites, la façon d’apprendre de chacun, la manière dont il assimilait l’information et la forme dans laquelle il préférait l’exprimer : la parole, l’écrit, la peinture, la musique. Les tous premiers éléments de l’information scientifique ont été livrés prudemment, s’imbriquant et s’ajustant l’un dans l’autre. Lorsqu’ils furent compris et assimilés il était devenu possible de passer au stade suivant et franchir une nouvelle étape où on est arrivé ensemble à la conclusion que les choses sont très complexes mais insérées dans une organisation cohérente : matière – atomes – électrons et noyau – protons et neutrons – quarks (deux des six). Un voyage fantastique qui conduit des atomes aux galaxies mais qui revient sans cesse vers la décomposition en des éléments premiers. Cette année, l’année 2005, est celle d’Albert Einstein. C’est lui qui a mis le doigt, il y a exactement cent ans, sur l’essence de la lumière qui est la notion la plus importante dans l’univers, c’est lui qui a fourni la preuve décisive de l’existence physique des atomes, c’est encore lui qui a ajouté la quatrième dimension transformant l’espace en espace-temps. Le développement de la science depuis ses découvertes révolutionnaires au cours de son année magique, l’année 1905, est époustouflant mais pour essayer de comprendre les fondements il faut toujours commencer par le commencement. Et soudain, à ce moment du processus d’apprentissage au sein de ce groupe d’enfants, il s’est produit un tournant inattendu. Ce tournant fut très inhabituel. Depuis toujours l’idée soutendue par Mayo à travers ces projets d’apprentissage et de Veillée qu’elle réalisait des dizaines de fois durant de longues années, fut de prouver constamment et sans relâche que la soif du savoir et l’aptitude incommensurable de son assimilation sont le propre de chaque enfant quel qu’il soit. Que la manière de raisonner et les outils logiques qu’il utilise sont les mêmes en France, en Chine, en Israël, en Palestine. Que l’initiation à la réflexion, l’exercice de la logique – glace-eau- liquide-vapeur- est la même initiation, le même exercice chaque fois que la possibilité de réfléchir et de déduire est offerte à l’enfant. Et Mayo voulait, comme toujours, conduire l’enfant doucement sur les sentiers de l’Univers, depuis la terre qui est l’astre sur lequel nous vivons, vers la lune et le système solaire avec ses planètes et ses satellites, traverser la voie lactée qui est notre demeure comme celle de tous les habitants de notre planète, et aller plus loin jusqu’aux confins du groupe local dont elle fait partie, puis les amas de galaxies, l’Univers.
Elle voulait, comme elle le fait depuis trente ans, les conduire du simple au complexe en construisant constamment des passerelles entre les notions, entre les lois, entre les domaines. Elle voulait leur révéler, leur frayer un chemin dans cet ensemble des lois qui gouvernent l’univers, tels que nous les connaissons aujourd’hui. Elle leur a fait découvrir les quatre forces qui font que les choses existent, ces uniques responsables du fait que des particules s’assemblent et forment tout ce qui est : la matière, les étoiles, nous. Ces quatre forces qui existent partout dans l’univers, qui président à sa formation et à sa pérennité et qui se trouvent et agissent également au sein même de l’atome, brique élémentaire de l’univers : la force de gravitation, la force électromagnétique, la force nucléaire faible, la force nucléaire forte. Elle a déroulé devant leurs yeux le fil d’Ariane de Thalès, qui voulait savoir de quoi est fait le monde, à Einstein qui essayait de comprendre 2500 ans plus tard comment il marche. Mais ici il s’est passé quelque chose d’inattendu. Elle se souvient très précisément de l’instant où cela s’est produit : Ce fut très exactement lorsqu’elle déploya la double plaque cartonnée qu’elle présente toujours lorsqu’elle aborde les chiffres pour la première fois. Pour avancer avec prudence, logique et par petites étapes vers les nombres astronomiques dont on est obligés de faire usage lorsque l’on traite de l’Univers ou des dimensions astronomiques, elle commence toujours par le zéro, par le rien, puis elle déploie une double plaque blanche cartonnée sur laquelle elle avait collé dans un coin en haut cent points rouges et sur tout le reste de la surface mille points de toutes les couleurs. Après la présentation de ce chiffre fabuleux qu’est le zéro, elle passe à la présentation des autres neuf chiffres, puis au nombre des doigts des mains et des pieds, à l’estimation du nombre d’enfants présents, au nombre cent visualisé par le groupe des points rouges, jusqu’au nombre mille visualisé par l’ensemble des points de toutes les couleurs.
Et voilà qu’au moment de la présentation des chiffres arabes
0 1 2 3 4 5 6 7 8 9, un enfant demande : « pourquoi arabes ? ». L’information qui lui a été donnée que les chiffres se nomment ainsi puisque ce sont les Arabes qui ont apporté en Europe le système de notation indien, a déclenché une avalanche de questions, de discussions, de demandes d’explications et de recherches, et Mayo comprit que les enfants n’avaient pas l’ombre d’une idée de la contribution des musulmans au développement de la science européenne ; du fait que Copernic, Galilée et Kepler furent, eux aussi, hissés sur les épaules de ceux qui les devançaient ; qu’il n’y avait pas de stagnation de la pensée dans l’intervalle qui séparent les grecs de Copernic et que la société musulmane naissante fut le siège d’un brain trust, d’un bouillonnement des savoirs il y a plus de mille ans, bien avant le début de l’histoire officielle de la science moderne au sein de l’Europe latine. Plus la description de Mayo s’amplifiait, plus l’incrédulité et la stupéfaction des enfants palestiniens et israéliens grandissait. Et c’est ainsi que le groupe plongeait dans l’histoire de la science arabe, découvrant l’immense soif de savoir des musulmans au neuvième siècle et la curiosité sans bornes de leurs gouvernants tel le Calife al-Mamoun, découvrant aussi le simple fait que durant plusieurs centaines d’années, entre le huitième et le quinzième siècle, des mathématiciens, des astronomes et des médecins appartenaient à des religions différentes, demeuraient dans des pays différents, mais écrivaient tous en langue arabe, et que la langue arabe était la langue de la culture, la langue de la science de cette époque. Et c’est ainsi qu’ils ont fait la connaissance de al-Biruni, de Omar Khayyâm, de Ibn Sina, de al-Batani, de Ibn Qurra et d’al-Zarkhalou, de al Haytam, de Ibn Rushd dit Averroès et de al-Khwarizmi, mais aussi des juifs qui ont écrit alors leurs livres de Science en arabe et en hébreu : Maïmonide (qui a rédigé « le Guide des Perplexes » en arabe), Abraham bar Hiyya, Levi ben Gershon, Mashala ou Abraham ben Shmuel Zikout. Peut-être est-il urgent en ces jours de faire savoir que la contribution des savants musulmans n’est pas confinée uniquement en la conservation de la culture grecque grâce aux traductions en langue arabe et en sa transmission à l’Europe chrétienne ( la copie de l’Almageste sur lequel travailla Copernic fut une traduction latine faite à partir d’une traduction arabe de ce livre de Ptolémée) mais participe également à la fécondation constante de la Science, notamment par des innovations des méthodes de calcul ou par des critiques constantes de l’œuvre de Ptolémée dont le système erroné fit autorité à cette époque, critiques qui se sont infiltrées peu à peu en Occident chrétien où les traductions latines des manuscrits arabes ne furent entreprises qu’au 12ème siècle. Et lors de la Veillée les enfants (comme toujours et partout dans ces Veillées) ont brillé par leurs connaissances, leurs analyses et par l’extraordinaire précision de leurs réponses, et l’enthousiasme (comme toujours et partout sans exception) a entraîné les parents et toute l’assistance.
Et au tout début de la soirée.
– Mayo…
Un enfant de quatre ans environ tire sa robe. Il tient la main de sa mère. C’est le petit frère d’Aouatif qui a accompagné ses parents.
Mayo s’agenouille.
– Oui mon opetit
L’Enfant regarde sa mère. Elle l’encourage : allez, vas-y, demande-lui.
Il hésite.
– C’est vrai… C’est vrai que la Terre tourne ?!?
– Oui, c’est vrai.
Il la regarde incrédule :
– Mais c’est pas possible !!
– Si, la Terre tourne sur elle-même et elle tourne aussi autour du Soleil.
Il regarde Mayo, puis sa mère, puis Mayo de nouveau et supplie :
– Mais pas tous les jours quand même ?! …
La soirée est à son comble, l’enthousiasme déborde et 54 doigts se lèvent chaque fois : moi ! moi ! moi ! …. Après une présentation générale de l’Univers par les enfants, projetant des photos sur un écran géant à l’aide d’un ordinateur portable manipulé par eux à tour de rôle, le ping-pong des questions et des réponses avec Mayo se poursuit. Tous veulent parler et la plupart du temps la réponse arrive en chœur de tous les coins de la salle. Mayo tente de canaliser les réponses, donner la parole à tous et invite, chaque fois un enfant qui demande la parole, à dire ce qu’il a à dire :
– Quelle est l’unité de mesure des distances dans l’Univers ?
– L’année –lumière
– Définition ?
– C’est la distance que la lumière traverse en une année
– Quelle est la vitesse de la lumière ?
– 300 000 Km à la seconde
– Une année lumière fait combien de kilomètres ?
– Neuf mille milliard environ
– Quelqu’un peut-il donner le nombre exact que nous avons calculé ?
– 9467, 280, 000, 000
– Je voudrais que l’un ou l’une d’entre vous décrive oralement l’algorithme qui nous conduit à ce résultat.
(Une fillette avec une très petite voix se porte volontaire)
– On doit d’abord transformer l’année en secondes : dans une minute il y a 60 secondes et dans une heure il y a 60 minutes, donc dans une heure il y a 60 multipliés par 60 : 3600 secondes. Dans 24 heures il y a 24 multipliés par 3600, donc 86,400 secondes. Après nous multiplions ce nombre par le nombre de jours de l’année, par 365 jours et un ¼ et obtenons le résultat : 31,557,600 qui représente le nombre des secondes en une année. Lorsque nous multiplions ce résultat par 300,000, le nombre de kilomètres que la lumière traverse en une seconde, on trouve le nombre de kilomètres qu’elle traverse en une année : 9467,280,000,000 et c’est l’année lumière.
– Qu’est-ce donc que l’algorithme ?
– Un ensemble de calculs qui aboutissent toujours au même résultat
– Qui l’avait développé ?
– Muhammad ibn Musa al-Khwarizmi, mathématicien et astronome qui a vécu il y a plus de mille ans, au neuvième siècle à Bagdad.
– D’où vient le nom « algorithme » ?
– Du nom de al-Khwarizmi.
– Est-ce qu’il fut le premier à utiliser ce procédé ?
– Non, on l’avait déjà utilisé avant lui, par exemple Archimède en Grèce, mais il ne lui a pas donné de nom, al-Khwarizmi l’a développé, l’a fixé par écrit et lui a donné son nom
– Et qui était Archimède ?
– Un grec. Un des plus grands mathématiciens de tous les temps.
– A quelle époque a-t-il vécu ?
– Il y a 2300 ans
– Combien de temps avant al-Khwarizmi ?
– Plus de mille ans avant lui.
Un invité à la Veillée demande à voix basse à la mère de Sigal assise près de lui :
– Cette femme ne connaît pas les noms des enfants ?
– Chut…mais bien sûr que si.
– Mais alors pourquoi ne s’adresse-t-elle pas à chacun par son prénom ?
– Chut…
– Mais comment peut-on savoir alors si l’enfant qui répond est un enfant palestinien ou un enfant israélien ?
– On ne peut pas.
Rina Singer 2004